« Tivaouane ne sera sûrement pas le dernier drame »

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Le titre de ce texte n’est pas un souhait et ne saurait l’être. C’est plutôt une crainte fondée sur l’expérience. Nous avons connu des drames aussi graves, sinon beaucoup plus graves que ceux qui nous ont endeuillés à Tivaouane, à Louga, à Linguère et dans de nombreuses autres localités du pays. J’en retiens deux particulièrement graves et qui sont restés impunis. Quand j’aurai fini de les rappeler, le lecteur comprendra que ceux qui interviendront après ne devraient surprendre personne.

Le premier, c’est la catastrophe de la Sonacos intervenue le mardi 24 mars 1992, et qui avait fait envi­ron 140 morts et des centaines de handicapés, dont certains à vie. La citerne qui avait explosé à l’intérieur de l’usine, du labora­toire exactement, contenait 27 tonnes d’ammoniac pour une capacité de 22 tonnes autorisée. Elle était, en outre, rafistolée en de nombreux endroits. La com­mission d’enquêtes qui avait été mise en place par les autorités d’alors, plus par simple formalité que par volonté réelle de situer les responsabilités, fut sans len­demain. Aucune sanction n’avait été prise, surtout pas contre le Président-directeur général d’alors qui était un très proche du président Diouf et était, partant, intouchable. Situation encore plus inaccep­table, les nombreuses victimes ont couru pendant des années derrière leurs indemnités, les autorités de la Sonacos, des Industries chi­miques du Sénégal et les assurances se renvoyant indéfini­ment la balle de la responsabilité.

Le second, plus grave encore, était le terrible naufrage du Joola, intervenu le 26 septembre 2002, et qui m’avait inspiré une contribution publiée par le quotidien Walfadjri dans son édition du 3 octobre 2002. Il avait pour titre : « Le Sénégal a sérieusement besoin d’être repris en main ».Cinq jours après ce tragique événement, le Président de la République s’était adressé à la Nation, adresse ayant été, de l’avis de nombreux observa­teurs, ferme, déterminée et apaisante pour les quelques rares rescapés et les familles des disparus. Évidemment, ils ne connaissaient pas encore suffisamment l’homme qui gouvernait alors le pays. Une heure auparavant, deux ministres lui avaient présenté leur démission. Il s’agissait de Youssou Sakho (Ministre de l’Équipement et des Transports) et Youba Sambou (Ministre des Forces Armées)[1]. Dans son message, le Président de la République avait reconnu très tôt la responsabilité civile de l’État et les nom­breuses négligences, fautes et légèretés qui s’étaient accumu­lées en amont et expliqueraient pour l’essentiel la tragédie du 26 septembre 2002. Il promettait alors des sanctions exemplaires à la suite des différentes enquêtes qui allaient être faites. La principale commission d’enquêtes était présidée par l’ancien recteur de l’Université de Dakar, l’ancien médiateur de la République, Seydou Madani Sy.

Dans ma contribution du 3 octobre 2002, j’exprimais déjà mes réserves en ces termes : « Je prends acte de la démis­sion des deux ministres, de toutes les mesures prises ou annoncées par le Président de la République et attends la suite qui sera réservée à tout cela. N’oublions pas que nous sommes au Sénégal où on nous a habitués, depuis bientôt qua­rante-trois ans, à des commis­sions créées plus pour nous endormir que pour faire éclater la vérité et situer les véritables responsabilités. »

Je n’avais pas tout à fait tort : la commission présidée par M. Sy imputa facilement « la responsabilité des défaillances fatales au Commandant du navire ». Selon les rapporteurs, il aurait manqué de « compétence » ou ferait montre de « négligence », ce qui serait « une faute rarement aussi grave ». Il est vrai que le pauvre commandant était mort dans le naufrage et ne pouvait pas se défendre. Les autorités sénégalaises accusèrent également le constructeur du navire et déclarèrent avoir relevé « des défaillances au niveau de sa conception ». Pas seulement. Le Joola ne remplissait pas toutes les normes de sécurité requises et ne disposait même pas de permis de navigation. En outre, sa capacité d’accueil était de 540 personnes dont 44 membres d’équipage. Le naufrage a fait officiellement 2133 morts et disparus. Seules, près de 60 personnes avaient été sauvées plus de sept heures après le naufrage. Le bruit circulait même que le navire avait quitté Dakar avec un seul moteur. Le second, en panne, était trop cher pour être remplacé. Il coûterait à l’époque 500 millions de francs CFA. Pourtant, dans la même période, l’avion de commandement, La Flèche des Almadies, était en réhabilitation en Europe pour un coût de 30 milliards, selon Abdou Latif Coulibaly[2]. Dix-sept (17) « seulement », rectifiera le président Wade qui avait pourtant publiquement déclaré que l’opération de réhabilitation n’avait pas coûté un rotin au contribuable sénégalais, des amis qui préféraient garder l’anonymat lui ayant avancé l’argent.

Donc, dans cette tragédie, il n’y avait, de toute l’administration sénégalaise, qu’un seul responsable, le commandant décédé. Le Président de la République avait décrété très tôt la responsabilité civile de l’État, qui ne jugea donc pas utile d’ouvrir une enquête. Il s’abritait facilement derrière l’extinction de l’action pénale, en raison de la mort  du « principal responsable ». Il décida enfin qu’une indemnité de dix millions serait octroyée à chacune des familles de victimes, démentant ainsi son Premier ministre d’alors qui avait annoncé officiellement cinq millions. Si on considère la manière cavalière dont les deux tragédies que j’ai prises en exemples a été traitée, on ne devrait pas trop s’étonner de ce qui s’est pas passé à Linguère, à Louga, à Tivaouane et dans nombre d’autres localités du pays. On ne devrait surtout pas se faire d’illusions avec les diverses enquêtes que le président-politicien a annoncées. Leurs rapports connaîtront le même sort que les dizaines et dizaines d’autres qui dorment d’un sommeil profond sur sa table comme sur celle de son procureur.

Ces événements malheureux ne nous honorent pas, surtout avec les reportages que les médias nationaux et étrangers en font.  Dans ma contribution du 3 octobre 2002, je faisais remarquer avec amertume ce qui suit : « La tragédie du Joola, par-delà les centaines de morts qu’elle a entraînés et la douleur indicible qu’elle a engendrée, a été une honte pour notre pays et a porté un coup terrible à son image. Les images du naufra­ge ont fait le tour du monde. Elles ont été relayées par de nombreuses télévisions étrangères et principalement françaises, commentées avec par moment des pics qui ne nous honorent point. » Et je donnais des exemples, notamment celui de Juan Gomes de RFI qui avait consacré son émission « Appel à l’Actualité » des 1er et 2 octobre au malheureux événement. Un ressortissant français qui, interve­nant de Dakar avait, par-delà le naufrage du Joola, pointé un doigt accusateur sur l’indiscipli­ne caractéristique des Sénégalais et principalement sur celle des conducteurs de « cars rapides » et de « ndiaga ndiaye » qu’il considérait comme de véritables bourreaux sur les routes. Il ter­mina son intervention par cette terrible assertion : « Le Sénégal se complaît de plus en plus dans la médiocrité et le laisser-aller. » Une dame, résidant à Paris, ira dans le même sens en regrettant que son pays (le Sénégal) « s’installe de plus en plus dans la culture du laxisme ». Je faisais remarquer aussi dans ma contribution que les Portugais, les Hollandais, les Suisses, les Espagnols, les Belges, etc., dont des ressortis­sants ont péri dans la catas­trophe du 26 septembre, réflé­chiront longuement et profondé­ment à l’avenir, avant de se déci­der à venir au Sénégal qui se révèle de plus en plus comme le champion mondial incontesté de l’indiscipline et du laxisme.

  Oui, par-delà la catastrophe de la Sonacos, le naufrage du Joola et les autres tragédies qui interviennent dans notre pauvre pays, nous nous comportons chaque jour qui passe comme une communauté de singes et d’hyènes adolescentes (que les walaf appellent nduulañ), communauté sans responsable où chacun fait ce que bon lui semble et selon son instinct du moment, sans se soucier le moins du monde du tort qu’il peut porter au voisin immédiat. Soixante-deux ans après l’indé­pendance (ce n’était donc que ça ?), nous continuons de traî­ner comme un boulet ce que le président Senghor appelait « les maladies infantiles du sous- développement », ces maladies les plus courantes aujourd’hui étant l’indiscipline, l’anarchie, le laisser-aller, l’incivisme, l’irrespect du bien public, etc.

Comme je le soulignais déjà le 3 octobre 2002, le Sénégal a besoin d’être sérieusement repris en main. Malheureusement, il y a peu de chance qu’il le soit, avec l’homme qui nous gouverne, un politicien pur et dur, ne se préoccupant que de rester au pouvoir le plus longtemps possible et ayant, partant, les yeux toujours rivés sur les porteurs potentiels de voix qu’il caresse dans le sens du poil, eux et les leurs. Un politicien pur et dur  qui exploite sans état d’âme notre naïveté et notre penchant facile à oublier rapidement les événements les plus tragiques. De nombreuses affaires dont certaines sont très graves et pour lesquelles des commissions d’enquêtes ont été mises en place avec beaucoup de bruit et de « solennité », sont tombées très vite dans l’oubli. Il en sera sûrement ainsi avec les enquêtes qu’il a annoncées à Tivaouane.

Nous ne sortirons donc jamais de l’ornière, en tout cas tant que cet homme qui nous gouverne continuera de traiter les diffé­rentes affaires de façon politi­cienne. Il devrait faire des efforts surhumains pour rompre sans tarder avec les plaies qui gan­grènent notre société et notre administration et qui ont noms : le « deux poids deux mesures », le maslaa, le nëpp nëppël, etc. Tous les citoyens doivent être sur un pied d’égalité, qu’ils soient proches du Président de la République, membres influents du parti au pouvoir ou de la famille présidentielle, fils ou protégés de chefs dits religieux, peu importe ! Ce qui doit faire la dif­férence par-dessus tout, c’est l’attitude, le comportement de tous les jours par rapport à ce qui peut faire avancer le pays ou le retarder. Malheureusement, avec ce politicien pur et dur qui nous gouverne, nous ne devrions espérer rien de tout cela. Il en est incapable.

Nous pensions qu’après le 26 septembre 2002, le terrible naufrage du Joola devrait servir de déclicpour la réhabilitation du contrôle et de la sanction, dont l’absence quasi totale et à dessein entrete­nue dans notre pays, a toujours affaibli notre administration et explique bien des dérives et catastrophes que nous avons toujours connues. Nous connaîtrons la même désillusion avec cette tragédie de l’hôpital Serigne Abdoul Aziz de Tivaouane qui a endeuillé et indigné tout le pays.

Nous devrions quand même nous poser de sérieuses questions. De l’indépendance à nos jours, et particulièrement depuis le 1er avril 2000,le Sénégal est resté presque en l’état et rien de signi­ficatif n’y a vraiment changé. Les différentes tragédies que nous connaissons depuis lors, n’ont jamais servi de déclic qui nous entraînerait tous, gouvernants et gouvernés, vers cette introspec­tion et cette prise de conscience nécessaires, et auxquelles les différents chefs de l’État qui se sont succédé à la tête de ce pays nous ont toujours appelés, mais apparemment sans conviction. Il est vraiment grand temps que nous devenions majeurs et nous comportions comme tels dans la conduite des affaires de notre pays, qui se cherche encore mais qui n’est pas sur le point de trouver son chemin. Ce chemin salutaire malheureusement hors de portée de l’homme qui nous gouverne depuis le 2 avril 2012.

Dakar, le 31 mai 2022

Mody Niang

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